Dans un rapport personnel publié le 8 juin 2022, le député Pierre Person consacre sa réflexion aux cryptomonnaies. Dans ce document, le député livre de très nombreuses propositions, issues de consultations étendues dans l’écosystème des cryptos, et fruits de son expérience personnelle.
La lecture de ce rapport est particulièrement interessante. Il fera certainement l’objet de nombreuses discussions, sur la définition des cryptos, la place du bitcoin dans l’écosystème, la réglementation des NFT, des stable coins, de la finance décentralisée, etc.
En l’occurence, la toute dernière proposition (n°22) a retenu plus particulièrement notre attention car elle évoque spécifiquement la question des DAO, en lien avec le droit des sociétés.
La notion de DAO
Le terme « DAO » signifie « decentralized autonomous organization ». Il s’agit d’un mode d’organisation autonome, permettant à un groupement de personnes de gérer un projet selon un fonctionnement prédéterminé et automatisé. Le tout est basé sur la blockchain et sur des smart contract.
Toutes les règles de prise de décisions sont alors connues et transparentes. La DAO fonctionne ainsi de façon horizontale : il n’y a pas d’organe central de direction ou d’administration ; pas de réunion de conseil d’administration ni d’assemblée générale.
Les membres de la DAO détiennent des tokens de gouvernance. Certains d’entre eux (ou tous, cela dépend des règles établies) peuvent proposer des évolutions techniques, stratégiques, politiques ou économiques qui seront soumises à la communauté. Les membres de la DAO peuvent ensuite voter sur cette proposition selon les règles de vote préétablies, généralement à la majorité, en fonction du nombre de tokens détenus. Lorsqu’une est décision est prise, elle est directement implémentée dans la blockchain, ce qui la rend incontestable et immédiatement applicable.
Les proximités avec le droit des sociétés
Si l’on reprend les critères traditionnels (C. civ., art 1832), une société existe quand deux ou plusieurs personnes conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Dans une DAO, il apparait sans trop de difficulté que l’esprit communautaire qui anime ses membres permet d’identifier ce fameux « affectio societatis », cette volonté de s’associer dans un projet collectif. De même, on observe que les membres de la DAO réalisent des apports, généralement en numéraire, en contrepartie desquels ils reçoivent des tokens de gouvernance, leur conférant des droits. Enfin, le dernier alinéa de l’article 1832 prévoit que « Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ». Si les tokens perdent de la valeur et que leur cours s’effondre, n’y a t’il pas là une traduction de cette contribution aux pertes ?
Au delà de ces aspects, on peut déceler d’autres proximités avec le droit des sociétés. Ainsi, par exemple, les tokens que possèdent les membres de la DAO semblent se rapprocher des parts sociales ou des actions émises par les sociétés civiles ou commerciales. Ce d’autant plus que les tokens de gouvernance sont susceptibles de conférer des droits de vote et des droits de rétribution financière, comme on le ferait avec des dividendes. Par ailleurs, ceux qui possèdent le plus de tokens sont susceptibles de prendre la main sur les décisions et de s’emparer d’une fraction significative des bénéfices distribués. On retrouve ici la notion de contrôle et le rapport de force qui peut exister entre majoritaires et minoritaires dans le cadre des assemblées générales et autres décisions collectives…
Quelques incompatibilités avec le droit des sociétés
La principale différence réside probablement dans le fait que le droit des sociétés pour sa part est conçu de façon très centralisée et verticale, avec des organes centraux de décision, qui impulsent la politique sociétaire et consultent les associés. Le pouvoir d’initiative n’appartient pas à tous mais aux dirigeants.
De même, le pseudonymat dont peuvent profiter les porteurs de tokens dans une DAO peut, à certains égards, poser des difficultés, si l’on réfléchit sous l’angle des sociétés fermées (SARL, sociétés civiles). Toutefois, si l’on observe les choses en pensant aux sociétés cotées émettant des actions au porteur, cette difficulté reste très relative. Même si il est vrai que le droit des sociétés cotées donne aujourd’hui de plus en plus de moyens pour connaître la composition de son actionnariat, les petits porteurs sont aujourd’hui assez largement anonymes.
Le risque de requalification en société créée de fait
Ceci étant, contrairement, à ce que semble souligner Pierre Person, les DAO ne sont pas totalement en dehors du champ du droit des sociétés. Certes, les DAO sont dans une situation plutôt inconfortable, purement factuelle et contractuelle. Elle n’ont, aux yeux du législateur et des juges, pas de personnalité morale et elles n’ont, a priori, pas d’existence sur la scène juridique.
Toutefois, si l’on cherche à donner une qualification relevant du droit des sociétés à une DAO, il semble possible de se tourner vers la société crée de fait (C. civ., art. 1873). Cette société, dénuée de personnalité morale, faute d’immatriculation au RCS, se voit appliquer un régime juridique bien connu, qui est celui des sociétés en participation (C. civ., art. 1871 et s.). Lorsque l’activité est commerciale, ce régime se couple avec celui des sociétés en nom collectif (C. com., art. L. 221-1 et s.)
Cette situation n’est pas forcément très sécurisante car les associés se voient alors reconnaître la qualité de commerçant. Ils sont indéfiniment et solidairement responsables des dettes contractées par les autres au nom de la DAO. De même, tous les associés sont gérants et peuvent faire tout acte de gestion dans l’intérêt de la société. Ces règles ont le mérite de protéger les tiers et les créanciers, mais elles semblent particulièrement difficiles à appliquer dans des organisations composées de très nombreux membres…
En outre, l’application du régime des sociétés crées de fait implique le respect de certaines obligations comptables et fiscales dont doivent avoir conscience les membres d’une DAO.
Vers une cadre réglementaire propre aux DAO ?
Dans son rapport, le député Pierre Person propose d’offrir un cadre clair aux développeurs de DAO afin, notamment, que le territoire français soit attractif pour cet écosystème.
Il évoque notamment la nécessité de reconnaître une personnalité juridique aux DAO. En reconnaissant une DAO comme une entité à part entière, l’objectif serait de pouvoir identifier un « responsable ». La DAO pourrait alors nouer des relations contractuelles avec des tiers, avoir une existence sur la scène juridique. L’idée est louable. Mais n’oublions pas que la personnalité morale repose sur une fiction juridique. Par conséquent, une personne morale n’a d’existence d’une part que parce que législateur l’a bien voulu ; et d’autre part parce que l’on est mesure d’identifier des individus qui la composent et qui supportent certaines responsabilités (en particulier ses dirigeants). Dès lors, comment peut-on reconnaître en droit la personnalité morale à une organisation décentralisée, sans faire l’économie de tels représentants, ruinant ainsi l’idée même de décentralisation ? La question reste entière…
Il envisage également de créer un cadre réglementaire avec une procédure d’enregistrement ou de déclaration, à l’image de ce qui est prévu pour les PSAN. Une série d’obligations réglementaires pourraient alors émerger pour régir : le fonctionnement des DAO, prévenir les abus, prévoir des règles de gouvernance équilibrée, assurer la transparence et connaître l’identité des porteurs de tokens exerçant une influence dans les prises de décisions. Il évoque aussi la nécessité de prévoir des audits pour prévenir les éventuelles failles dans le protocole ou les attaques informatiques. Après les commissaires aux comptes, les commissaires au code ? Le député évoque aussi la possibilité d’imposer une réserve prudentielle à la façon de ce qui est exigé pour les banques.
Toutes ces questions sont passionnantes et préfigurent des évolutions du droit des sociétés qui sont encore à construire. Elles viennent s’ajouter à un mouvement beaucoup plus profond de « numérisation du droit des sociétés », largement engagé aujourd’hui à travers le développement des ICO ou encore le recours aux dispositifs d’enregistrement électronique partagé, etc.
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