L’énigme de la « personne physico-morale »

Depuis plusieurs mois, on peut observer le recours à une notion un peu étrange dans les décisions de justice pseudonymisées, faisant référence à une « personne physico-morale ». Cette formule est employée en lieu et place de la dénomination sociale d’une société, comme l’illustrent cet arrêt ou encore celui-là, sous le format : « SARL [Personne physico-morale 1] ».

La personne « physico-morale », un non-sens juridique

Le recours à cette notion est étrange pour deux raisons : en premier lieu, on trouve parfois dans les mêmes décisions certaines sociétés désignées en tant que « personne physico-morale », tandis que d’autres sociétés  dans la même affaire restent désignées par leur dénomination sociale. Que justifie ce traitement différent ?

En deuxième lieu, la notion même de personne « physico-morale » n’existe pas en droit. Il existe soit des personnes physiques, c’est-à-dire des individus faits de chair et d’os ; soit des personnes morales, c’est-à-dire une abstraction permettant de désigner juridiquement une structure juridique ayant une autonomie : sociétés, associations, Etats, collectivités. 

On aurait pu penser que la notion de « personne physico-morale » était utilisée pour viser les personnes morales constituées par une seule personne physique. Dans une telle configuration en effet, le voile de la personnalité morale n’est pas appliqué à un véritable groupement de personnes, mais à une personne physique seule (les SASU, les EURL). Ce n’est pourtant pas l’explication puisque les décisions citées visent aussi des sociétés pluripersonnelles. 

Signification de la « personne physico-morale »

En fait, l’explication se trouve sur une page GitHub (plateforme de partage de développeurs informatiques) de la Cour de cassation. On peut y lire en effet que la catégorie physico-morale « englobe les personnes morales dont le nom contient le nom de famille d’une partie ». Autrement dit, ce sont les sociétés dont la dénomination reprend le nom patronymique d’une des parties à l’affaire, qui se trouvent qualifiées de « personnes physico-morale ». 

Pour y parvenir, la Cour de cassation a recours à des techniques d’intelligence artificielle, et tout particulièrement à l’apprentissage automatique. Un algorithme est entrainé pour reconnaître les noms, prénoms, dénominations, des différentes entités et parties présentes dans une décision de justice. Il recherche les données directement identifiantes. Ainsi, quand l’outil détecte une dénomination sociale qui reprend le nom d’une partie, il la remplace par la formule « personne physico-morale ».

La justification : la protection de la vie privée face au développement de l’open-data des décisions de justice


Ceci s’explique tout particulièrement par le développement de plus en plus important de ce que l’on appelle l’open-data des décisions de justice. Même si de très nombreuses décisions de la Cour de cassation et celles rendues par les juridictions du fond sont diffusées depuis longtemps sur le site légifrance.gouv.fr, le mouvement prend encore plus d’ampleur, à la faveur notamment de la loi pour une République numérique adoptée en 2016.

L’objectif du législateur, est de développer la publicité des décisions de justice, notamment pour renforcer la confiance du justiciable dans le système judiciaire. Il faut préciser que cela répond aussi une demande de beaucoup d’acteurs de la Legaltech, dont les modèles de prédiction fonctionnent à la condition d’avoir accès à des données en volume très important. Aujourd’hui, c’est plus de 3 millions de décisions qui sont rendues chaque année par les juridictions civiles et pénales et qui sont donc concernées par la mise à disposition au public.

Or, face à la diffusion toujours plus massive des décisions de justice, il était indispensable de protéger la vie privée des parties. La question n’est pas nouvelle, mais le volume de décisions aujourd’hui accessibles rend le sujet encore plus important et les risques plus nombreux pour les justiciables.

L’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire, qui pose les bases de cet open-data des décisions de justice, prévoit d’ailleurs que les « nom et prénoms des personnes physiques » doivent être occultés. En outre, lorsque la divulgation de ces informations est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée ou de leur entourage, tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats, les membres du greffe, doit également être supprimé. On supprime ici les éléments d’identification directe. 

La pseudonymisation des personnes morales pour éviter une identification indirecte des parties

On observe tout de suite que les dénominations des personnes morales ne semblent pas entrer dans le champ d’application de ce texte. Que justifie alors le recours à la formule « personne physico-morale » ? C’est probablement en raison de la précision apportée par la 2ème phrase de l’article précité que les dénominations de sociétés reprenant le nom patronymique d’une des parties est occulté pour être remplacé par la formule « personne physico-morale ». On supprime ici les éléments d’identification indirecte.

On peut parfaitement le concevoir. Mais quid, alors, des sociétés dont la dénomination est fantaisiste (lorsqu’on n’utilise pas le nom patronymique, mais une formule créée de toutes parts) mais dont on peut aisément retrouver les informations sur les plateformes d’information telles que infogreffe.fr, societe.com ; pappers.fr ; societe.ninja, ou data.inpi.fr ? Ne serait-il pas utile d’organiser aussi une pseudonymisation dès lors qu’avec leur dénomination sociale, on peut retrouver le nom des dirigeants, des associés, etc. ? 

Et maintenant, la personne « géo-morale » !

L’énigme n’est toutefois pas totalement résolue… On peut lire parfois une autre formule étrange dans certaines décisions, faisant référence cette fois à la personne « géo-morale »  (voir cet exemple ou celui là). On suppose qu’il s’agit des cas dans lesquels la dénomination sociale reprend une localité tellement précise qu’elle permet d’identifier sans difficulté la société en question. Mais nous n’avons toutefois pas trouvé d’éléments d’explication plus précis. 

PS : j’adresse mes remerciements à Benoit Chaffois (@BenoitChfs), Hugo Ruggieri (@HugoRuggieri), Gaëtan Bourdais (@GaetanBourdais), et Robin Plique (@JuristNumerique) qui m’ont apporté des éléments d’éclairage précieux au cours d’échanges sur Twitter afin de comprendre cette notion !