Voilà de nombreuses années que les gouvernements successifs cherchent un moyen juridique pour mieux protéger le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel à côté de l’offre sociétaire, pour inciter à la création d’entreprises. En effet, sans structure sociétaire pour exploiter son activité professionnelle, l’entrepreneur expose l’intégralité de son patrimoine personnel (et donc potentiellement les biens de la famille) au risque de l’entreprise, ce qui peut constituer un frein à se lancer dans l’aventure entrepreneuriale.
– L’échec de l’insaisissabilité de la résidence principale et de l’EIRL
Les mécanismes actuellement en vigueur n’ont pas véritablement rencontré de succès. On se souvient de l’insaisissabilité de la résidence principale : d’abord obtenu sur déclaration, ce dispositif avait profité d’un petit coup de pouce législatif, puisqu’il était devenu applicable de plein droit à compter de 2015 (C. com., art. L.526-1 et s.). Tous les entrepreneurs individuels propriétaires de leur résidence principale étaient assurés que ce bien échappe aux poursuites des créanciers professionnels.
On se souvient aussi de l’« Entrepreneur individuel à responsabilité limitée » (EIRL), introduit en 2010, correctement accueilli par les entreprises, mais plutôt chahuté tant par les prescripteurs (avocats, notaires, experts comptables) que par la doctrine juridique. Le reproche principal était sa complexité administrative (un vrai sujet pour les entrepreneurs individuels) ; on exprimait des doutes quand à son efficacité et son articulation avec le droit des entreprises en difficultés ou encore le droit du surendettement. Les multiples retouches apportées par le législateur pour simplifier l’EIRL n’auront pas suffit à convaincre : il existe moins de 100 000 EIRL à ce jour.
– Le « Plan indépendants »
Le Gouvernement a donc souhaité aller plus loin. Il a lancé les réflexions dans un « Plan Indépendants » en 2021. L’un des objectifs majeurs de ce Plan était notamment de « créer un statut unique et protecteur pour l’entrepreneur individuel », en supprimant l’EIRL et l’insaisissabilité de la résidence principale. Objectif : séparer clairement (et facilement) le patrimoine professionnel du patrimoine personnel.
Les choses sont allées particulièrement vite : un projet de loi en faveur de l’activité professionnelle indépendante a été déposé au Sénat le 29 septembre 2021. Le texte a été définitivement adopté en commission mixte paritaire le 8 février 2022, puis promulgué le 14 février 2022.
Les dispositions relatives à l’entrepreneur individuel entrent en vigueur à l’expiration d’un délai de 3 mois à compter de la promulgation de la loi, soit le 14 mai prochain !
Voici comment les choses sont organisées (ceux qui connaissent l’organisation de l’EIRL ne seront pas dépaysés, bien au contraire : on peut dire que l’EIRL est désormais le régime de plein droit).
– Le nouveau statut de l’entrepreneur individuel
Une nouvelle section (après celles consacrées à l’EIRL et à l’insaisissabilité) est ajoutée au chapitre VI du titre II du livre V du Code de commerce. Elle est consacrée au « statut de l’entrepreneur individuel ».
– Définition de l’entrepreneur individuel et régime juridique applicable
Un nouvel article L. 526-22 vient définir l’entrepreneur individuel comme la « personne physique qui exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes ». Le texte précise aussitôt les implications juridiques de cette situation à l’alinéa 2, dans une formule similaire à celle employée pour l’EIRL. Ainsi, les biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur individuel est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel. On pourra d’ores et déjà observer l’imprécision de la notion d’ « utilité » à l’activité : en l’occurrence, il semble que les biens peuvent être utiles à l’activité sans être pour autant exclusivement dédiés à cette activité, et pouvoir continuer à être utilisés à titre personnel… On rappellera que l’EIRL évoquait pour sa part le caractère « nécessaire » des biens affectés.
Il est précisé (sous réserve des règles applicables en cas de difficulté des entreprises) que ce patrimoine ne peut être scindé. Le texte précise l’impact de cette règle sur le patrimoine personnel : il est indiqué en effet que « Les éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel constituent son patrimoine personnel ». Le législateur pose donc le principe que tout entrepreneur individuel dispose de deux patrimoines séparés et hermétiques. De la sorte, comme nouvelle dérogation aux articles 2284 et 2285 du Code civil, l’entrepreneur individuel n’est tenu de répondre des dettes professionnelles qu’à l’aide des droits et biens contenus dans le patrimoine professionnel.
A l’inverse, seul le patrimoine personnel sert de gage aux créanciers dont les dettes ne sont pas nées à l’occasion de l’exercice professionnel. Le législateur a tout de même conservé une entaille à cette règle (qui existait déjà dans l’EIRL) : lorsque le patrimoine personnel n’est pas suffisant pour désintéresser les créanciers personnels, ceux-ci peuvent exercer leurs droits sur le patrimoine professionnel mais seulement sur le montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos.
En outre, lorsque l’entrepreneur individuel a consenti des sûretés réelles sur ses biens personnels et que ceux-ci sont ensuite utilisés dans son activité professionnelle, les créanciers antérieurs conservent leur garantie sur ces biens.
– Un régime applicable de plein droit
Contrairement au régime de l’EIRL, le nouveau régime profite de plein droit, sans aucune démarche ni déclaration de la part de l’entrepreneur. Cela signifie qu’il lui appartiendra, en cas de revendication sur ses biens (exécutions forcées, mesures conservatoires) par des créanciers (professionnels comme personnels) d’apporter la preuve de l’inclusion ou de l’exclusion de certains biens dans l’actif de l’entreprise. De leur côté, il appartiendra aussi aux créanciers d’être vigilants. En effet, le législateur a prévu que leur responsabilité peut être engagée en cas de réalisation de mesures d’exécution forcée ou conservatoire sur des éléments d’actifs qui ne faisaient manifestement pas partie de son droit de gage général.
– Conséquences en cas de cessation d’activité
Lorsque l’entrepreneur individuel met un terme à son activité ou lorsqu’il décède, les patrimoines personnel et professionnel sont à nouveaux réunis. On s’interrogera sur l’impact de cette décision en matière de répartition des créances et du gage. On suppose, que les créanciers se retrouveront tous en concurrence sur un patrimoine général qui ne comprendra plus que des biens et droits personnels.
– Application dans le temps
Le dispositif produit ses effets à compter de l’immatriculation de l’entrepreneur individuel. Lorsque la date d’immatriculation est postérieure à la date réelle de début d’activité, c’est la date déclarée de début d’activité qui prévaut. Lorsqu’il exerce une activité qui n’impose pas d’être immatriculé, le dispositif s’applique à compter du premier acte exercé en qualité d’entrepreneur individuel (C. com., art. L. 526-23). Ceci est rendu possible par l’exigence d’indiquer sur les documents et correspondances à usage professionnel la qualité d’entrepreneur individuel.
La séparation des patrimoines ne produit pas d’effets vis-à-vis de l’administration fiscale ou des organismes de sécurité sociale en cas de fraude ou d’inobservations graves et répétées des obligations fiscales ou dans le recouvrement des cotisations et contributions sociales.
– Possibilité de consentir des sûretés sur le patrimoine personnel
On retrouve la possibilité pour l’entrepreneur individuel de consentir des sûretés au profit des créanciers professionnels, sur son patrimoine personnel (C. com., art. L. 526-25). L’opération ne peut avoir lieu que sur demande écrite d’un créancier, pour un engagement spécifique, dont il doit rappeler le terme et le montant, et qui doit être déterminé ou déterminable. Il s’agit là d’un mécanisme qui risque d’être fréquemment employé par les banques souhaitant garder la main mise sur le patrimoine personnel de l’entrepreneur en cas de demande de crédite (que connaissent bien les dirigeants de société…). L’entrepreneur individuel dispose d’ailleurs d’un délai de réflexion de 7 jours francs pour donner son accord à une telle demande. Il ne peut pas donner son accord avant l’expiration de ce délai.
– Transfert du patrimoine professionnel
Le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel peut faire l’objet d’un transfert de toute nature (C. com., art. L. 526-27) : cession à titre onéreux (vente, échange), à titre gratuit entre vifs (donation), apport en société. Ces transferts entrainent transmission du patrimoine professionnel sans liquidation (c’est-à-dire avec l’ensemble des biens droits et obligations et sûretés qui y sont attachées). Le transfert fera l’objet de mesures de publicité spécifiques, ayant principalement pour objet d’informer les créanciers et de le rendre opposable.
En l’occurrence, les créanciers titulaires de créances nées avant le transfert disposeront d’un droit d’opposition dans un délai fixé par décret (C. com., art. L. 526-28). L’opposition n’interdit pas le transfert. Elle permet seulement d’obtenir d’un juge, qui a accepté l’opposition (il peut aussi la rejeter) qu’il ordonne soit le remboursement des créanciers, soit la constitution de garantie à leur profit.
Dans l’hypothèse où certains biens du patrimoine professionnel seraient des biens indivis, les règles de préemption profitant aux co-indivisaires sont écartées (C. civ., art. 815-14) ; de même, les règles relatives à la cession de fonds de commerce ne sont pas applicables (C. com., art. L. 141-12) lorsqu’une entreprise est transmise en tant que « patrimoine professionnel. Cela a du sens car contrairement à la cession de fonds de commerce, qui ne transmet que des actifs, ici il s’agit du transfert d’un patrimoine composé d’actifs et de passifs.
D’ailleurs, quelques conditions sont posées pour que le transfert puisse être réalisé, à charge de nullité. D’une part, le transfert ne peut porter que sur l’intégralité du transfert. Il ne peut pas être scindé. D’autre part, en cas d’apport en société nouvellement créée, l’actif disponible doit permettre de faire face au passif exigible sur ce même patrimoine (qu’on ne parte pas en créant de zéro, une société endettée). Enfin, l’opération de transfert n’est pas possible entre personnes ayant fait l’objet d’une faillite personnelle ou de certaines peines d’interdiction de gérer, etc.
– Articulation avec certaines procédures
La loi vient ensuite aménager les règles de procédures civiles d’exécution pour les adapter à l’entrepreneur individuel, principalement pour réaffirmer le principe de la séparation des patrimoines : les poursuites par les créanciers ne peuvent avoir lieu que sur le patrimoine professionnel.
La loi vient également aménager les règles relatives au droit des entreprises en difficultés, qui profitent à l’entrepreneur individuel, pour son patrimoine professionnel. Sont évoquées aussi les règles relatives à la procédure de surendettement, pour ce qui concerne les difficultés d’ordre personnel.
On le sait, comme pour l’EIRL, ce sont ces points qui cristalliseront toute l’attention de la doctrine et de praticiens du droit dans les prochains mois.
– Disparition progressive de l’EIRL
Pour terminer, observons que l’EIRL a vocation à disparaître. Ainsi, à compter de la publication de la loi, plus aucune EIRL ne peut être créée. En revanche, les EIRL existantes continuent d’exister pendant un temps de transition et elles peuvent continuer à être gérées conformément aux règles légales. Toutes les nouvelles créances existant à compter dans la date d’entrée en vigueur sont en revanche soumises au nouveau dispositif.
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